L’Ethiopie est devenue la nouvelle destination “low cost” des grandes marques de textile, après l’Asie du Sud-Est. Charlie Dupiot a enquêté pour RFI et livre un reportage accablant. A découvrir en podcast.
Obnubilées par leurs profits, les marques occidentales ferment les yeux sur les conditions de travail dramatiques dans les pays de sous-traitance. Les conséquences sont terribles avec notamment, en avril 2013, l’effondrement d’un immeuble de confection textile au Bangladesh (le Rana Plaza), faisant 1 138 morts. Quelques mois plus tard, H&M délocalise ses usines enEthiopie, emboîtant le pas aux investisseurs chinois et turcs attirés par de nombreux avantages économiques, et une main-d’œuvre moins onéreuse – avec des salaires 8 à 10 fois moins élevés qu’en Chine. Le gouvernement éthiopien multiplie les aides fiscales pour appâter ces marques étrangères. Et compte devenir, à l’horizon 2050, le nouvel atelier industriel du monde. Pour 7 miliards de voisins sur RFI, Charlie Dupiot a visité l’une de ses usines.
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Pourquoi vous être intéressée au développement de l’industrie textile en Ethiopie ?
Journées de 14 heures de travail
Comment avez-vous pu obtenir les témoignages accablants de ces ouvriers ?
Accompagnée de mon interprète, je suis allée à Dukem, une ville à une trentaine de kilomètres au sud d’Addis-Abeba où s’est implantée une immense usine chinoise de chaussures, Huajian. Cela n’a donc pas été trop difficile de rencontrer en ville des hommes et des femmes qui avaient tous travaillé pour Huajian, et avaient démissionné ou avaient été licenciés. J’ai interviewé beaucoup de ces ex-employés, au micro ou en off, pour voir si les témoignages concordaient. Et oui, tous racontaient la même cadence au travail, les journées de 14 heures, les semaines sans jour de repos, les pénalités prélevées sur les salaires au moindre prétexte, les « cours de discipline » qui ressemblent à des entraînements militaires pour « civiliser » les employés – pour reprendre les mots du responsable de l’usine qui m’en fera plus tard la visite. Et puis les violences à coup de chaussures…
Prenaient-ils des risques à vous répondre ?
La plupart d’entre eux préféraient témoigner anonymement, même s’ils ne travaillaient déjà plus dans l’usine. Par la suite, quand j’ai pu visiter l’usine avec le responsable commercial de Huajian et mon interprète, j’ai interrogé les salariés mais presque tous éludaient les questions et semblaient gênés, comme s’ils craignaient d’être compris par le responsable qui m’accompagnait. Pourtant, ils parlaient amharique, la langue pratiquée par la majorité des Éthiopiens qui risquait peu d’être comprise par le responsable qui me suivait. Je pense surtout qu’ils ne voulaient pas, à leurs expressions ou leurs tonalités de voix, lui donner l’impression d’émettre le moindre jugement négatif.
Pourquoi votre choix s’est-il précisément porté sur cette usine ?
Elle est emblématique : elle emploie 5 000 personnes, alors qu’elle a ouvert il y a seulement un an et demi. Le groupe prévoit même d’ouvrir une autre usine, qui emploiera entre 30 000 et 50 000 personnes dans les prochaines années ! L’Ethiopie et la Chine entretiennent des relations économiques très fortes. D’ailleurs, en entrant dans l’usine Huajian, on est accueilli par un mur couvert de photos représentant des rencontres entre dignitaires chinois et les différents premiers ministres éthiopiens. La Chine investit aussi dans des routes, des lignes de chemin de fer, et même des fermes éoliennes. D’autres usines chinoises, de chaussures ou autres, j’en suis certaine, seront amenées à ouvrir en Ethiopie.
Étonnant, donc, qu’ils aient accepté de vous faire visiter les lieux ?
Oui, cela m’a beaucoup surprise… Pour moi, c’était évident qu’ils ne pouvaient qu’être perdants en nous ouvrant les portes de leur usine et que la communication serait aussitôt verrouillée. Mais le fait que RFI soit écoutée en Afrique francophone a eu l’air de les intéresser. A la réflexion, je pense que cette responsable communication, ainsi que le responsable commercial qui m’a fait visiter les lieux, pensent tous deux qu’il n’y a rien de grave à cacher. Rien qu’on puisse leur reprocher. Après tout, ils respectent la promesse faite au gouvernement éthiopien, celle d’embaucher de la main-d’œuvre locale… Et je pense que tous deux étaient fiers de la réussite de leur entreprise.
Avez-vous rencontré des complications particulières ?
Pas vraiment, quoiqu’une fois au sein de l’usine Huajian, j’ai vu un contremaître chinois frapper un employé d’une claque sur la tempe – il semblait lui reprocher de ne pas avoir rangé des paires de chaussures au bon endroit. Le contremaître ne nous avait pas vues, mon interprète et moi et, en croisant nos regards surpris, je pense qu’il a compris que l’on avait été témoins de son geste. J’en ai parlé plus tard au responsable commercial qui nous guidait, mais il a tout de suite répliqué : « Non, cela ne peut pas arriver dans notre usine. Si jamais cela arrivait, nous licencierons l’employé concerné sur le champ ». Même en insistant sur le sujet, je n’ai pas réussi à le faire sortir de ce discours prémâché. Ils ne mettent jamais en doute leur vision.
- Carole Lefrancois
- Publié le 19/01/2016. Mis à jour le 19/01/2016 à 19h11.
- http://www.telerama.fr/radio/ethiopie-le-nouvel-enfer-du-textile-disseque-sur-rfi,136894.php