“La chaîne de sous-traitance est encore massivement le lieu de violation des droits humains”
Nayla Ajaltouni, coordinatrice du collectif Éthique sur l’étiquette, analyse l’évolution des droits humains au travail dans le secteur du textile.
Depuis 20 ans, le collectif Éthique sur l’étiquette milite pour faire respecter les droits humains au travail dans le secteur textile. Un secteur particulièrement touché par les abus en la matière et qui a connu de nombreux scandales, comme celui des Sweatshops dans les années 90 ou celui du Rana Plaza en 2013, sans que les entreprises ne remettent réellement en cause leur modèle de production. Nayla Ajaltouni, la coordinatrice du collectif, revient sur les conséquences dramatiques de ce modèle et ses évolutions.
- Le secteur textile est-il symptomatique des abus en matière de respect des droits de l’Homme dans la chaîne d’approvisionnement?
Nayla Ajaltouni. Oui. C’est un secteur qui est encore massivement le lieu de violations des droits humains au travail. Il est symbolique d’un certain modèle de production, fondé sur la sous-traitance, caractéristique de secteurs à forte intensité de main d’œuvre.
C’est un modèle dont Nike a été pionnier. L’équipementier a été le premier, dans les années 90, à se délester de ses usines pour confier sa production à des pays du Sud-Est asiatique. D’autres secteurs ont la même structuration, comme l’électronique ou le jouet. La chaîne de valeur est éclatée, avec d’une part la partie à forte valeur ajoutée (création, design, marketing, etc.) concentrée dans les sièges des donneurs d’ordres basés dans les pays occidentaux et, d’autre part la partie à faible valeur ajoutée, c’est-à-dire la confection, délocalisée et sous-traitée dans de nombreuses unités de production réparties dans plusieurs pays où la main d’œuvre est abondante et peu chère, pour certains sur-spécialisés dans le secteur.
C’est là, dans les pays où les États échouent à protéger les droits fondamentaux, que vont se concentrer les problèmes car les droits sociaux y sont régulièrement bafoués. C’est notamment le cas du Bangladesh, deuxième pays de production de confection textile au monde. Les États occidentaux et les marques internationales y ont vu dans les années 2000 une terre d’opportunités économiques. Ils ont incité le pays –doté de la main d’œuvre la moins chère au monde – à se spécialiser dans cette industrie exclusivement tournée vers l’exportation, sans se soucier de la protection des droits fondamentaux de la main d’œuvre, notamment en termes de sécurité des lieux de production.
Cette main d’œuvre bradée est le seul “avantage comparatif” de ce pays, qui n’offrait ni stabilité politique, ni infrastructures, ni ouvriers qualifiés… Que les grandes marques occidentales aient investi en masse dans un tel pays sans contrepartie doit donc poser question sur leur responsabilité dans la perpétuation d’un tel modèle de production – et de développement – et surtout ses conséquences sur les droits des travailleurs.
- N’y a-t-il pas eu quand même des progrès depuis deux décennies ?
Nous avons noté une petite évolution depuis une quinzaine d’années, notamment sous la pression de la mobilisation citoyenne internationale anti-sweatshops qui s’est développée dans les années 90. Elle a porté dans un premier temps sur les questions de sécurité et de santé au travail. D’autres mesures ponctuelles sont prises, mais toujours segmentées et toujours sous la pression de la société civile, telle que notre collectif.
Surtout, cela reste largement insuffisant. L’accident du Rana Plaza en 2013 a fait voler en éclat la croyance dans l’efficacité des mesures volontaires prises par les grandes entreprises telles que les audits sociaux et autres chartes de bonne conduite. Ceux-ci n’ont pas pu empêcher les violations aux normes du travail et les différents drames qui ont causé la mort de milliers d’ouvrières et ouvriers.
Le Rana Plaza était annoncé par une série d’accidents meurtriers dans d’autres usines bangladaises et pakistanaises. Nous dénoncions cette situation depuis plusieurs années sans susciter de réactions sincères des marques et distributeurs. Le drame a été le symbole de l’organisation de l’irresponsabilité des entreprises vis-à-vis des conditions de travail via la dilution de leur chaîne de production, mais aussi de l’absence de responsabilité juridique des donneurs d’ordres vis-à-vis de leurs sous-traitants, y compris pour l’indemnisation des victimes. C’est le cœur du problème.
Le Rana Plaza, symbole de l’irresponsabilité des entreprises
- Les entreprises ont-elles appris de ces erreurs ?
Le Rana Plaza n’a pas été sans effet sur les politiques – et la communication – des multinationales. Mais leurs actions visent aussi à protéger leur réputation et relèvent parfois du socialwashing. Ce qui est inacceptable, c’est qu’il ait fallu attendre les 1138 morts du Rana Plaza et la mobilisation internationale qui s’en est suivie, pour que de grandes entreprises, qui avaient les moyens de le faire avant, mettent en place des plans de vigilance et une meilleure visibilité de leur chaîne d’approvisionnement. Cela ressemble parfois à un acte de riposte médiatique.
Auchan par exemple, dont on avait retrouvé des vêtements sur le site du Rana Plaza, a lancé l’an dernier un plan de lutte contre la sous-traitance. Il n’est pas inintéressant, mais il arrive 10 ans trop tard. Il nous a fallu 15 mois de pression publique et le dépôt d’une plainte avec Sherpa et Peuples Solidaires pour que l’enseigne consente à contribuer à l’indemnisation des victimes, tout en réfutant toute responsabilité dans le drame…
Par ailleurs, aucune de ces multinationales ne nous donne accès à des documents nous permettant d’avoir des preuves tangibles de l’efficacité ou même de la mise en œuvre des mesures annoncées (par exemple le niveau exact de salaire ou le nombre d’heures effectuées). Or nous ne pouvons pas croire les entreprises sur parole.
Une pression toujours plus forte sur la main d’œuvre
Le modèle économique, basé sur une production à moindre coût, pour maximiser les profits, n’évolue pas, comme le montre notre dernier rapport sur les équipementiers de l’Euro 2016. Ce qui change, c’est la façon dont on conçoit le prix : désormais, les marques partent de la marge qu’elles souhaitent réaliser et du prix que le client est prêt à payer pour redescendre la chaîne jusqu’à la main d’œuvre et imposer aux sous-traitants leur prix. La pression sur le coût de la main d’œuvre devient encore plus forte.
Ainsi, si la Chine, dont le niveau des salaires des ouvriers du textile a augmenté pour atteindre un niveau correct, reste encore le premier pays où se fournissent ces marques, on voit un fort désengagement de ces dernières en faveur des pays bien meilleur marché comme le Vietnam, le Cambodge ou la Birmanie.
Les marques ont beau changer leur vocabulaire en parlant de “co-traitants” ou de “partenaires commerciaux” plutôt que de sous-traitants, cela ne change pas le lien de subordination économique qui existe de fait entre les deux parties, avec un contrôle très fort de la part du donneur d’ordre – et donc sa responsabilité.
- Un salaire très bas est-il dissociable de mauvaises conditions de travail et de sécurité ?
Hélas non. S’il est possible, comme en Chine, d’avoir des salaires qui se rapprochent des niveaux de salaire vital avec, dans le même temps, des conditions de travail parfois dégradées et des entraves très fortes à la liberté syndicale et à la négociation collective, l’inverse n’est jamais le cas.
Quand on parle de salaire pour un tee-shirt, on ne parle pas du salaire individuel d’une ouvrière mais de celui de la main d’œuvre dans sa globalité ; le salaire est en outre lié aux conditions de travail (horaires à rallonge notamment, avec la multiplication des heures supplémentaires pour augmenter le salaire minimum très insuffisant dans ces pays) et de sécurité (bâtiments et protection des travailleurs).
Une pression citoyenne qui influence le comportement des entreprises
- Le collectif Éthique sur l’étiquette, comme d’autres ONG, mène de nombreuses campagnes depuis des années pour sensibiliser les citoyens. Avec quels résultats ?
La première étape est en partie atteinte. La conscience citoyenne a très clairement beaucoup évolué sur ces questions, même si cela ne se traduit pas encore dans les actes d’achats. Il faut avouer que l’alternative accessible au plus grand nombre demeure mince. C’est notamment pour cela que la question du boycott est compliquée : la seule information disponible est le pays d’origine de fabrication. Or si le boycott est une “arme” instinctive du consommateur, boycotter un pays est contre-productif car il inflige une double peine aux travailleurs. Mais la question de boycotts ponctuels, ciblés sur une marque par exemple, mériterait d’être réévaluée par les mouvements sociaux – comme arme politique.
Nos organisations sont essentielles et ont un poids réel. La surveillance que nous exerçons sur les entreprises, alimentée par notre capacité à dénoncer des cas de violation, est ressentie par ces dernières. Elles ne peuvent plus se permettre de ne pas dialoguer avec nous. C’est cette pression citoyenne qui les a conduites à développer des politiques de “responsabilité sociale” en matière de droits humains et à communiquer dessus.
Si H&M par exemple a investi à ce point dans une politique et une communication “développement durable”, c’est qu’il y a un questionnement grandissant de ses consommateurs dû notamment à la mobilisation des mouvements sociaux. Il reste à transformer cette prise de conscience dans les comportements économiques. Au-delà, c’est l’interpellation citoyenne, l’acte politique, qui nous semble le plus efficace.
En France, les mouvements sociaux s’appuient de fait sur le changement de législation, en portant depuis plusieurs années, avec des députés socialistes et écologistes, une proposition de loi sur le devoir de vigilance. Celle-ci reste cependant encore combattue par de nombreuses entreprises…
Les détracteurs de la loi nous reprochent souvent de vouloir judiciariser la vie économique avec cette loi qui sanctionnerait (notamment par une amende pouvant aller jusqu’à 10 millions d’euros, NDLR) les grandes entreprises (au-delà de 5 000 salariés en France et 10 000 dans le monde, NDLR) qui n’auraient pas mis en place, selon le juge, un plan de vigilance suffisant. Ce n’est pas vrai.
L’esprit de cette loi est de prévenir les violations des droits fondamentaux, avec une obligation de moyens et non de résultats. Pas de sanctionner. Notre objectif, en tant que défenseurs des droits humains, est d’éviter que les atteintes aux droits fondamentaux qui découlent de l’activité des acteurs économiques se perpétuent, pas de multiplier les actions en justice !
L’étape que nous attendons désormais, c’est l’inscription de la loi au Sénat pour la deuxième lecture. On l’espère à l’automne. Nous devons maintenir une pression, appuyée par les citoyens et parlementaires mobilisés, pour qu’elle ne passe pas à la trappe avant les élections de 2017.
Selon nous, cette loi est la meilleure façon pour le gouvernement de traduire dans sa législation les principes directeurs des Nations Unies à l’attention des multinationales. C’est ainsi que doit le voir le gouvernement français. Cette loi est tout à fait raisonnable. La réelle question est celle de la volonté politique. Celle que le pouvoir politique prenne le pas sur le pouvoir économique – si tant est que le gouvernement français a encore pour ambition de se positionner comme un défenseur des droits humains sur le plan international.
Aujourd’hui, le seul acteur qui n’est pas redevable est l’acteur économique le plus puissant et dont l’activité peut être la plus dévastatrice. C’est celui qui échappe à tout contrôle citoyen et politique dans la mondialisation. Et cette impunité dont pâtissent les populations partout dans le monde est inacceptable. Et de moins en moins tolérée par les citoyens.
Béatrice Héraud
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